« Kenji n’a pas toujours été l’homme qu’il est à ce jour. Il fut un temps, aussi bref eut-il été, où ce félin jouait le rôle de l’agneau. Une inversion de rôle que personne à ce jour n’imagine possible. Le démon est le reflet de l’homme qu’il accompagne, Kuro aussi, dans son enfance, eut été le sage chaton qu’il aurait du être. Comment la vision, l’esprit des hommes peut-il changer à ce point ? C’est une question qui trouve sa réponse à coups de poings, de poignards et de blessures du cœur.
D’origine nippone, Ryuku Kenji est né il y a bientôt une vingtaine d’années dans la capitale de la technologie, dans cette petite ile communément appelée Japon. De grands yeux bleus à faire fondre le plus froid des cœurs, une bouille d’ange, ce poupon s’est frayé une place dans ce monde en amadouant les gens par son sourire innocent. Ne vous leurrez pas, nous parlons bel et bien du même Kenji. Enfant sage et discipliné, même lorsque les étapes de sa vie impliquaient des scènes de tapages, des cris et des pleurs, il restait de marbre face à ceci. Son regard s’est vite transformé, passant de l’innocence à l’intérêt, à la curiosité. Ouvert au monde et assoiffé de connaissances depuis sa plus tendre enfance, ce garçon n’a pas grandi comme tous ceux du sexe masculin.

Kuro est un démon représentant sa moitié à merveille. Posée et maigre, peu vigoureuse, elle préférait débattre intelligemment que chasser les oiseaux, même morts. Elle se faisait d’ailleurs oublier, seul la famille Ryuku savait qu’elle existait. Evidemment, qui se soucie d’un faible chaton noir timide, alors qu’un singe est là pour amuser la galerie, qui pense au félin lorsque le chien l’a chassé ? Qui y pense quand personne ne court après le canari ?

Enfant, Kenji n’a porté aucun intérêt véritable au basket ou au football, ni au hockey ou au rugby, qu’il jugeait comme trop superficiels. En effet, à ces yeux océaniques, ces sports n’étaient, et ne sont, que simulation, désintérêt et triche. Un sport de tapette, dira –t-il aujourd’hui. Alors que tout à l’inverse, la philosophie était pure et intelligente. Mais que connait-t-on vraiment de la philosophie à 7 ans ? La seule catégorie de sport ayant vraiment compté à ses yeux regroupe tout ce qui est art martial ; judo, karaté, boxe, lutte, … C’est donc un enfant chétif, presque rachitique, qui a poussé au sein de la famille Ryuku. Doux et attentionné, il ne parlait jamais mal, aidait son entourage et donnait plus encore que ce qu’il ne pouvait offrir dans le seul but de faire plaisir, aveugle à l’abus qu’on exerçait sur sa personne. Il ignorait seulement qu’un garçon, dans ce pays très stricte sur les règles et les coutumes, se devait d’être intéressé par le sport, vif et gai, joueur et rieur, et non pas calme, immobile et vide, intelligent mais silencieux, maigre et faible.


Si cette corpulence si peu attractive, ce gabarit sujet aux moqueries tient le coup le long de la primaire, si Kuro n’a eu à subir aucun affront direct quand à sa timidité presque maladive, ce ne fut pas le cas à l’école supérieure. D’abord par violence verbale, les insultes et remarques l’ont profondément blessé, lui qui se pensait, que ses parents pensaient, si sage et parfait. Quel acte malveillant avait-il commit ? Comment pouvait-on en vouloir à quelqu’un qui n’a, toute sa vie, fait qu’aider les autres, vivre pour autrui ? Pour la femelle, ce fut une autre histoire, cette dernière a eu a subit de manière beaucoup plus direct les pensées des autres. Pierres, coups de griffes, morsures. Les démons ne semblaient avoir que peu d’état d’âme et n’hésitaient pas à marquer son corps. Kenji en a fait les frais également, et plus le temps passait, plus cela devenait douloureux. Si une simple morsure arrive de temps à autres dans une bagarre entre démons, elle reste douloureuse et vive chez un enfant aussi faible.

Épaule bandée, poignets plâtrés parfois, si personne ne semblait s’en rendre compte ou y porter attention, la vie du jeune garçon prit un tournant radical dès ce moment là. Tous s’amusaient de lui, tous jouaient avec sa personne, le rejetaient, il était toujours le dernier choisi en sport, le vilain petit canard. Il le réalisa, trop tard, mais il le réalisa. Il comprit que son monde n’était pas que bonté, que son état de santé n’était pas anodin ou dû à des erreurs grossières. Et lui qui se pensait imperturbable ressentit, pour la première fois, de la haine. Un sentiment affreux à ses yeux, si jouissif à son cœur. Même si ce ne fut qu’un instant, il découvrit ce sentiment. Ceci marqua le premier changement net chez le jeune adolescent. Que s’est il passé d’autre ce jour là ? Rien d’exceptionnel pourtant : il est rentré avec une morsure en plus, et Kuro, avec un canari dans la gueule. Le tournant était entamé, une démarche que nul ne pouvait empêcher, un virage provoqué par l’attitude hargneuse des autres enfants.

Cette démarche fut accélérée par un événement que personne de censé n’aurait souhaité. Kenji était alors âgé de 13 ans. Si son répondant semblait s’accroître au fil des mois, sa carrure n’avait en rien prit de la musculature, bien au contraire, trop tracassé par cette nouvelle vie d’angoisse, il mangeait peu, et perdait de sa vigueur, partant de la théorie qu’il en avait déjà. Là où il se distingua de la panthère, ce fut dans sa capacité d’agir. Kuro passa par plusieurs stades de métamorphoses, mais jamais ne changea de catégorie, féline jusqu’au bout des griffes. Si chétive à la base, elle prit du poil de la bête et opta pour un changement de comportement. Protectrice envers le garçon, distance et sauvage avec les autres, elle n’hésitait plus à rappliquer lorsqu’on la disputait, rendant au centuple les coups. Son intellect lui permit même de développer une certaine sournoiserie. Si Kenji s’en plaint au début, il comprit vite le pourquoi de la chose, dans ce monde de brutes, c’était le seul moyen de se faire sa place.

Un soir, s’apprêtant à sortir de l’école comme tous les soirs, il fut retenu par un groupe de dernière année. Cinq personnes. Inquiet, il apparu là comme un petit adolescent fragile, chose qu’il s’était promis de ne plus paraître. La raison pour laquelle il fut saigné ce soir là resta inconnu. Le motif de ce passage à tabac est flou, l’excuse pour tous ces coups perdus était l’envie. L’envie de frapper un plus faible, l’envie de jouer avec la vie d’autrui, l’envie de se sentir puissant en martyrisant un faible. Ce soir là, Kenji fut le faible, mais Kuro fut la forte. Débarquant dans la seconde en vivant la douleur de sa moitié humanoïde, la bête, puisqu’à l’instant on pouvait aisément la qualifier de tel, bondit sur les assaillants et renversa les rôles. Ce fut la première fois qu’elle revêtit cette apparence de panthère. Cruelle et sauvage, elle n’hésita pas à punir ceux qui venaient de franchir le pas. La fin de cette nuit se termina dans l’hôpital du coin, Kenji pour blessures graves, quatre des cinq garçons avec quelques fractures bénignes, et le cinquième dans un état critique.
Le pire fut que lorsque Kenji se rendit dans la chambre du cinquième, de longs jours plus tard, pour s’excuser, aucune pitié, aucune compassion ne remonta. Seul la haine, la colère et le mépris. Ce soir là fut le début de tout, le début de la fin, le début du déclin et de la déchéance, le début du Kenji actuel.


Trois ans plus tard, le jeune homme était méconnaissable. Un désir de vengeance irréductible avait envahi son être, un goût amer lui restait en bouche. Ses parents ne suivaient sa transformation que d’un œil apeuré ; pouvaient-il vraiment intervenir, après tout ça ? Cette fois, la fois où il avait été touché, fut la seule et la dernière. Dès sa sortie de l’hôpital, il multiplia les efforts, il fallait qu’il change, pour que plus rien n’arrive, il fallait qu’il soit capable de se défendre. Déclique de tout, il commença alors le sport. Sport de combat bien entendu ; la boxe. Puis vint les entraînements, la musculation. Et puis, plus tard, le physique. Aussi, à ses seize ans, le Kenji était méconnaissable : des cheveux bleutés, un style vestimentaire décontracté, mais également un mode de vie différent. S’éloignant de ses parents, plus rien ne comptait hormis Kuro et l’objectif qu’ils s’étaient tous les deux fixés : atteindre le stade d’intouchables. Son langage, ses points de vue, divergèrent. Grossier et vulgaire, le petit garçon inoffensif fut enterré profondément sous le sang et la douleur morale de cet acte, vécu comme un viol de son amour propre.

Kuro se métamorphosa aussi mentalement. Depuis bloquée dans son apparence de panthère noire, elle est plus vive et sauvage, agile et dangereuse, méfiante.
Tous deux avait, suite à ça, débloqué une méfiance certaine. Personne ne les approchait impunément et, l’entraînement ayant porté ses fruits, le duo avait gagné en force, en influence et en ennemis, également. Abandonnant ses études, délaissant les sujets autres que les conneries, ils furent exclus de tous les établissements où ils étaient pris dans les jours suivants. Kuro garde toujours une certaine rancœur envers Kenji, pour le fait d’avoir été obligée de le défendre, d’avoir du lui ouvrir les yeux en le voyant incapable de le faire lui-même, et même si elle le lui reproche, ils restent aussi soudés qu’un vieux couple.